Proposition de loi de Karine Lebon pour les « enfants de la Creuse »

Le 25 mars 2025, la députée Karine Lebon a déposé une proposition de loi inédite visant à obtenir la reconnaissance officielle de l’État français concernant les préjudices subis par les enfants de la Creuse et à mettre en place de véritables mesures de réparation. Le jour même, Mouv’Enfants a confirmé son soutien à la proposition de loi en participant à un rassemblement organisé conjointement avec la Fédération des Enfants Déracinés des DROM (FEDD). L’objectif : interpeler le ministre des Outre-mer pour demander un examen du texte au plus vite et ainsi permettre aux survivant.es d’obtenir justice.

La transplantation de mineur.es en France hexagonale

Entre 1962 et 1984, au moins 2000 mineur.es de La Réunion, ont été arraché.es à leurs parents et leurs proches par les autorités françaises. Iels ont été transplanté.es de force vers la France hexagonale, réparti.es dans 83 départements, le plus souvent ruraux. Mais un territoire à lui seul a accueilli le plus grand nombre d’enfants et d’adolescents. Il a donné le nom à ce crime inhumain, plus connu sous le nom de l’affaire des « enfants de la Creuse ».

Cette transplantation d’enfants et d’adolescent.e.s s’est déroulée dans le cadre de la politique de migration mise en place par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer (Bumidom) et le Comité national d’accueil et d’actions pour les Réunionnais en mobilité (CNARM), sous les ordres de Michel Debré, ministre de Charles de Gaulle et député de La Réunion à cette époque.

L’État français avait l’obligation d’obtenir un accord écrit de la part des parents et des proches pour pouvoir emmener les enfants et adolescent.e.s. La majorité des parents étaient convaincus que leurs enfants partaient pour un avenir meilleur et qu’ils reviendraient régulièrement sur l’île. En réalité, la majorité d’entre eux ne sont jamais revenus à La Réunion et les liens familiaux ont fini par totalement disparaitre. Dans certains cas, afin d’obtenir le consentement des proches, les autorités françaises ont usé d’abus et de mensonges. Dans d’autres cas, pour détourner le cadre légal et ainsi accélérer la déportation, les responsables politiques ont trouvé une astuce : faire de ces mineur.es des pupilles de l’État. Nombreux sont ceux qui obtiennent ce statut alors même que leurs parents sont encore en vie.

Une fois arrivés en France hexagonale, le sort qui leur était réservé dépendait en grande partie de leur placement. Certain.e.s sont resté.e.s dans des foyers, la plupart ont été placé.e.s dans des familles, sans véritable suivi de la part de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Iels vivent la douleur d’un déracinement au quotidien. Une souffrance qui prend plusieurs formes : dislocation de leur fratrie, racisme ordinaire, changement d’identité, de vie, de terre et de culture. Certain.e.s sont considérés comme des « salarié.e.s sans salaire », des « bonnes à tout faire » et sont exploités, notamment dans des fermes. L’historien Ivan Jablonka évoque des cas de violence physique, sexuelle ou de mise en esclavage. Il mentionne également des cas de dépression, d’alcoolisme ou de clochardisation chez des enfants d’à peine 14 ou 15 ans.

L’État français s’est emparé du droit de disposer des vies de ces êtres vulnérables et sans défense, issus de milieux familiaux défaillants. L’affaire des enfants de la Creuse révèle les failles de la politique générale de l’ASE des années 60 au début des années 80, qui relevait de l’autorité de l’État jusqu’en 1984, date depuis laquelle cette responsabilité incombe au département, du fait des lois de décentralisation.

Ce crime met aussi la France face à sa barbarie coloniale. La politique de migration organisée par l’État, interpelle sur la relation asymétrique qu’entretient la France hexagonale avec ses vieilles colonies fussent-elles devenues départements en 1946. Cette politique de migration a été accomplie par et pour l’État français. Pour Ivan Jablonka, elle « n’est donc pas un dérapage ; elle est une institution républicaine ». Ce crime est très révélateur de la configuration postcoloniale dans laquelle la France peine à sortir, notamment vis-à-vis des « quatre vieilles colonies » issues du premier empire colonial français : la Guadeloupe, la Martinique, La Réunion et la Guyane.

Fin du tabou et reconnaissance partielle de l’État français

C’est seulement à partir des années 2000 que ce crime impuni refait surface dans la mémoire collective. L’affaire fait la une des médias en 2022, quand Jean-Jacques Martial, un Réunionnais transplanté à l’âge de sept ans, attaque l’État français pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ».

Cette plainte aide de nombreuses victimes à sortir du silence, des victimes qui exigent réparation pour la déportation qu’elles considèrent avoir vécu. Ainsi en 2005, l’association des Réunionnais de la Creuse assigne l’État français devant le tribunal administratif de la ville de Limoges, afin que la transplantation dont ont été victimes les enfants et adolescent de La Réunion soit reconnue juridiquement. Il faut attendre 2014 pour que l’Assemblée nationale adopte une « résolution mémorielle » proposée par Ericka Bareigts, alors députée socialiste de La Réunion. Cette résolution a pour but de reconnaitre la « responsabilité morale » de l’État français dans ces exils forcés et de permettre que tout soit mis en œuvre afin que les victimes puissent reconstituer leur histoire personnelle.

En 2016, des expert.e.s sont missionné.e.s au sein de la commission nationale d’information et de recherche historique par George Pau-Langevin, Ministre des Outre-mer de l’époque, pour faire lumière sur cette affaire. L’instance associait des chercheurs.euses (sociologue ou historien.ne.s), un ex- député de La Réunion et un ancien employé de l‘Inspection générale des affaires sociales (IGAS), tous.tes bénévoles. Au terme de deux années passées à décortiquer tous les documents administratifs auxquels ils ont pu avoir accès, et grâce aux deux temps d’audition de victimes, un rapport détaillé voit le jour. Cette enquête minutieuse est édifiante. Elle a notamment permis de mettre en lumière les zones d’ombre de l’implication des autorités françaises et de révéler le rôle majeur de Michel Debré dans l’exil forcé des mineur.es. Ministre zélé, il s’est empressé de donner des consignes brutales pour accélérer l’envoi d’enfants vers la métropole à partir de 1966.

En 2017, le Président de la République Emmanuel Macron écrivait dans une lettre adressée à la présidente de la FEDD « Il apparaît à présent, avec les lumières du recul de l’Histoire, que cette politique était une faute car elle a aggravé dans bien des cas la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider ». Un aveu bancal qui masque les intérêts de la France dans cette transplantation de mineur.es en France hexagonale et minimise la responsabilité de l’État dans cette affaire. Les victimes attendent des réparations et des excuses publiques de l’État français.

« Sans réparation, il n’y a pas de justice », la proposition de loi de Karine Lebon

Karine Lebon, députée de la 2de circonscription de la Réunion, a déposé le mercredi 26 mars 2025 une proposition de loi inédite. Un texte qui demande une reconnaissance officielle de l’État français concernant les préjudices subis par les ex-enfants de la Creuse et vise à mettre en place des mesures de réparation. Elle envisage cette proposition de loi comme « une étape essentielle pour que les personnes concernées obtiennent enfin la reconnaissance qu’elles méritent » et estime qu’« il est temps que l’État français assume ses responsabilités et mette en place un mécanisme de réparation juste et efficace. » Le projet de loi prévoit également la création d’un centre de mémoire et de ressources dédié aux survivant.e.s de cette politique de transplantation, dans le but de préserver leurs témoignages et de sensibiliser le public à cette page méconnue de l’histoire de France.

Ce projet de loi a été élaboré en collaboration avec la directrice de Justice Initiative France et Présidente de la FEDD, elle-même survivante, Marie-Germaine Périgogne. « Par une utilisation abusive de l’article 58 du Code civil, nous avons tous été considérés comme des pupilles de l’État, des nés sous X. Nous avons perdu tous liens avec nos familles et nos racines. D’autres survivant.e.s appuient la nécessité de ce projet de loi : je soutiens ce projet de loi car il est temps que l’état français soit à notre écoute pour que l’on puisse mourir dignement » explique Jean- Charles Serdagne, transplanté dans la Creuse à l’âge de 13 ans.

C’est à cette occasion que Mouv’Enfants s’est mobilisée aux côtés des Réunionnais.es, ex- enfants de la Creuse pour défendre le projet de loi, en association avec la FEDD et sa présidente. Le rassemblement a regroupé des dizaines de personnes, victimes, élu.es et militant.es, place du Président Herriot à Paris.

Venu à la rencontre des Réunionnais.es rassemblé.es devant l’Assemblée nationale le 25 mars, Manuel Valls, ministre des Outre-mer, a confirmé son soutien à cette proposition de loi et s’est engagé à accompagner le texte dans son parcours législatif. Nous comptons donc sur lui pour permettre un examen du texte au plus vite et soumettre la proposition au débat parlementaire dans les semaines à venir, avec l’objectif de mettre en place un dispositif permettant de rendre justice aux personnes concernées et de renforcer la protection de l’enfance en France. Un tournant historique pour les survivant.es.

Article rédigé par Gabrielle Beilleau


Sources

JABLONKA Ivan, Enfants en exil, Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Éditions du Seuil, 2007.

Étude de la transplantation de mineurs de La Réunion en France Hexagonale, Commission temporaire d’information et de recherche historique, 2018

Des “Enfants de la Creuse” retournent à La Réunion et demandent réparation à la France, TV5 Monde, 08/04/23.

Les Réunionnais de la Creuse, en quête de leur enfance volée, Le Figaro, 01/04/16.