[France Culture] « Sous les radars » : Arnaud Gallais répond aux questions de Nora Amadi

Épisode 1 : Entendre et détecter

Arnaud Gallais est l’invité de Nora Amadi. Il évoque les préconisations de la CIIVISE, ainsi que sa propre histoire.

Question pour Arnaud Gallais, Inceste : comment protéger les enfants ?

6 janvier 2024, en ce début d’année, Arnaud Gallais est l’invité du premier opus de l’émission Sous les radars, piloté par Nora Amadi. À l’occasion de cet entretien, Arnaud Gallais et son hôte reviennent sur certaines des 82 préconisations de la CIIVISE, Arnaud témoigne de sa propre expérience et de l’importance d’entendre les témoignages des enfants libérant leur parole, enfin, malgré un « déni français » sur les affaires de violences sexuelles sur mineurs et d’inceste, Arnaud Gallais rappelle l’importance de la remise en question de notre système politique et juridique français pour pouvoir apporter une réelle protection aux victimes.

NORA AMADI : Chaque samedi à midi, du citoyen au politique, 30 minutes pour sonder l’époque au gré des récits de notre temps.

INTRO :  Aujourd’hui, la parole partout en France se libère. Sur les réseaux sociaux, dans les livres, les journaux. Le silence construit par les criminels et les lâchetés successives, enfin, Il explose grâce au courage, le courage d’une sœur qui n’en pouvait plus de se taire, le courage de milliers d’autres témoignant de leur vie brisée dans le sanctuaire de leur chambre d’enfant, de leurs enfances volées lors de vacances en famille ou de moments qui auraient dû être innocents et ont conduit au pire.

NORA AMADI : Ne plus ignorer les cris, les témoignages, les récits. En janvier 2021, Emmanuel Macron s’adresse aux victimes d’inceste et de pédocriminalité dans le sillage de la déflagration qu’a suscité l’apparition du livre « La Familia Grande » de Camille Kouchner, où elle raconte les abus sexuels répétés subis par son frère, perpétrés par le politiste Olivier Duhamel. Le Président de la République évoque aussi dans cette adresse la mission sur les violences sexuelles commises pendant l’enfance, la CIIVISE. Cette CIIVISE a rendu son rapport en novembre dernier. Un rapport accablant : 5,4 millions de personnes ont subi des violences sexuelles avant 18 ans. 160 000 enfants en seraient victimes chaque année, 3% seulement des viols et agressions sexuelles commis chaque année sur des enfants faut l’objet d’une condamnation des agresseurs. Et seulement 1 % dans les cas d’inceste. Et ce déni français coûte cher, 9,7 milliards d’euros par an. En décembre dernier, coup de tonnerre, la CIIVISE est bien maintenue mais son charismatique co-président, le juge Durand, est débarqué. Une partie de ses membres démissionnent dans la foule et arguant d’une mise au pas de la mission par le gouvernement. On vous croit, on vous entend disent-ils, mais comment lire ces errements face à la réalité effroyable de l’inceste et de la pédocriminalité ? Ce samedi dans Sous les radars, premier opus d’une série d’émissions sur les violences sexuelles faites aux enfants cette semaine. Comment mieux entendre ? Comment mieux détecter ? Bonjour Arnaud Gallais.

ARNAUD GALLAIS : Bonjour Nora Amadi.

NORA AMADI : Vous êtes activiste des droits de l’enfant, co-fondateur du collectif Prévenir et Protéger et de Mouv’Enfants. Vous êtes un ancien membre de la CIIVISE, vous avez démissionné en décembre dernier. Vous avez signé « J’étais un enfant » témoignage avec Ixchel Delaporte, publié chez Flammarion. en octobre 2023. Dans son rapport remis à l’automne dernier, la CIIVISE dit avoir été envoyée dans le pays des ténèbres. Vous avez entendu 30 000 personnes qui ont témoigné sur plusieurs mois. Le président de la République, dans cette adresse à la Nation en janvier 2021, dit « on vous croit, vous ne serez plus jamais seul ». Ça a été le leitmotiv de la CIIVISE pendant ses travaux. Comment vous, en tant que victime, en tant que survivant, c’est comme ça que vous vous qualifiez, vous avez traversé ces mois ?

ARNAUD GALLAIS : Alors effectivement, ce qui a été dit à juste titre, c’est qu’on est passé dans les ténèbres. Après, ce qu’il faut bien voir, c’est que la CIIVISE, c’est quand même appuyer sur des survivantes et des survivants. Il y avait quand même avec nous Eva Thomas, qui a été une personne qui a pris la parole en 1986, moi-même en tant que survivant, mais bien d’autres. et là l’idée ça a été aussi de s’appuyer sur l’expertise qu’on pouvait avoir en fait sur la société, sur ses mécanismes, etc. Donc moi comment je l’ai traversé ? Malheureusement de manière assez banale, si je peux dire les choses comme ça, sur quelque chose qu’on connaissait déjà nous en tant que victime et on a amené en fait l’ensemble des membres au point où d’ailleurs Edouard Durand et Nathalie Mathieu, les deux coprésidents, ont dit au bout d’un moment que nous étions, nous en tant que survivants, désignés comme membres qualifiés nous sommes devenus membres. C’est comme si, eux, dans un premier temps, ils avaient eu le souci de ne pas nous mettre de côté, mais de dire, voilà, on est qualifiés au sens de, ben, on l’a vécu. Donc, nous pouvons l’entendre. Et, petit à petit, ils se sont rendus compte, en fait, qu’eux-mêmes étaient co-victimes de tout ce système-là, et donc, nous sommes devenus membres, en tant que tels, au même titre que les autres, sans que ce soit officialisé, si je peux dire les choses comme ça.

NORA AMADI : 160 000 enfants chaque année, soit 5,4 millions de personnes, qui ont été victimes d’abus sexuels, de violences sexuelles avant l’âge de 18 ans. Est-ce que vous vous attendiez à un tel chiffre ?

ARNAUD GALLAIS : Ah oui, oui, les chiffres d’une certaine manière, ce qu’a mis en évidence le travail de la CIIVISE, ce sont des chiffres aussi que nous connaissions déjà. Il y a beaucoup d’associations qui travaillent là-dessus, beaucoup de mouvements féministes. Donc ces chiffres ne sont pas nouveaux d’une certaine manière. Après, ce qui est sûr, c’est qu’on a reçu la parole, les témoignages, les 30 000 témoignages, ce qui était porté par une commission indépendante et donc rattachée quand même à l’État et à une volonté du Président de la République. Et ça c’est vrai que c’est une différence ! Puisque beaucoup de personnes nous ont dit : « c’est j’ai attendu ce moment toute ma vie, j’ai attendu ce moment pour parler, mais parler à n’importe qui si je peux dire la chose comme ça, parler à l’État qui d’une certaine manière n’avait rien fait pour nous pendant de si nombreuses années … »

NORA AMADI : ….Qui ne nous a pas protégé malgré le fait que la parole ait été portée. Mais en 2021 déjà, le rapport Sauvé, fruit de deux ans et demi d’enquête de laCIASE sur l’ampleur de la pédocriminalité entre les années 50 et aujourd’hui, dans l’église catholique française, recense près de 330 000 victimes. Si on compte à la fois les hommes d’église, mais aussi les laïcs qui travaillaient dans les institutions de l’église catholique, ce rapport avait aussi bouleverser la société française. Qu’est-ce qui s’est passé depuis ?

ARNAUD GALLAIS : Ah bah, suite au rapport de la CIASE, il s’est pas passé grand-chose, si je peux dire les choses comme ça ! Il y a eu deux commissions qui ont été mises en place, et moi j’en sais quelque chose, puisque j’ai été victime par un prêtre pédocriminel, et donc j’ai eu le droit…

NORA AMADI : Par ailleurs, votre grand-oncle.

ARNAUD GALLAIS : Un grand-oncle, exactement, et j’ai eu le droit au processus de réparation, mais il s’est pas passé grand-chose, au sens où l’État n’a pas agi. Faut savoir que l’État français a été sommé d’agir par l’ONU en novembre 2020, et il ne s’est pas passé grand-chose derrière. Et pour autant, le rapport aussi de la CIASE mettait en évidence quoi ? Qu’il y avait 330 000 victimes de pédocriminalité dans l’église. Je rappelle comme ça aux auditrices et aux auditeurs que ça représente quand même 13 enfants par jour en 70 ans. C’est une boucherie pédocriminelle, moi j’utilise ces termes de manière très claire. Et 90% des faits, je dis bien 90% des faits sont prescrits. Et là nous on a 70% des faits qui sont prescrits. Donc ça signifie qu’on tourne en rond autour d’une question qui est fondamentale, à savoir l’imprescriptibilité. Un agresseur peut être inquiété par la justice. C’est ce que demandait le Président de la République. Vous avez, à juste titre, je dirais, remis les choses dans leur contexte avec ce discours historique du Président de la République Emmanuel Macron. Il s’agit aujourd’hui d’agir. C’est pour ça qu’en fait, croire c’est bien. Mais protéger, croire et protéger, c’est mieux. Pourquoi ? Parce que seuls 8% des victimes que nous avons entendues, seuls 8% des victimes disent qu’elles ont eu en face d’elles un adulte qui leur a dit je te crois, je te protège. Quelle que soit l’issue, je dirais, de la suite, je te protège au sens où je vais au commissariat, à la gendarmerie pour déposer plainte au regard de la gravité des faits.

NORA AMADI : Mais le rapport de la CIIVISE parle d’un déni français. Pourquoi ?

ARNAUD GALLAIS : Pourquoi ? Parce que tout simplement, on voit bien qu’il y a un déni, il y a une banalisation de ces violences-là, systématiquement. Je disais préalablement que 8% des situations ont bénéficié d’un soutien social positif, je te crois, je te protège, c’est ce que je disais avant. Donc ça veut dire que dans 92% des cas, on banalise. On dit très souvent à un enfant, je te crois, mais je ne te protège pas, je ne te protège pas, parce que le risque c’est de faire exploser la famille, etc. Et ça, on voit bien que c’est là en fait le déni, mais c’est un déni qui est conscient, c’est-à-dire que c’est un mécanisme sur lequel on peut agir et il nous faut agir aujourd’hui.

NORA AMADI : Anthony et Sophie sont frères et sœurs. A 40 ans passés et à la faveur d’un travail thérapeutique, Anthony, 53 ans aujourd’hui, réveille des souvenirs oubliés. Il en parle à sa sœur, Sophie. Il en parle aussi à sa mère, qui couvrira et protégera son père jusqu’à sa mort. Ces révélations briseront la fratrie. Sophie, elle-même plongée dans une amnésie profonde, coupe alors les ponts avec son frère et continue de protéger son père, comme le lui a demandé sa mère juste avant de mourir. Il y a quelques semaines, ils ont décidé de se raconter en écoute.

ANTHONY : J’avais entamé un travail de thérapie en CMP suite au décès de mon bien-aimé grand-père. il y a à peu près 25 ans, quand je prends conscience de la possibilité qu’il me soit arrivé quelque chose de grave de l’ordre d’un traumatisme via une violence sexuelle, c’est grâce à ce psychothérapeute à qui je rends hommage, parce que franchement, je lui dois beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup. Je n’ai pas encore eu d’image ou de choses désagréables. J’ai juste une vie qu’on peut qualifier de chaotique sur le plan professionnel, déjà, sur le plan financier. où il y a un désert sentimental, très conséquent, mais il n’y a pas de signe, enfin, il y en a, mais je n’avais pas conscience de tout ce que ça impliquait à ce moment-là, donc moi je pense que je suis normal, c’est ça qui est intéressant. Quelques temps après, il y a ce cauchemar que je fais à l’âge de 42 ans, en avril 2011, je vacille dans ce cauchemar où apparaît le visage de mon père, des détails sordides, et qui fait que je me réveille dans la nuit à 3h du matin, effrayé, dans une peur atroce. Et je vais au travail quand même. Et c’est une grosse journée. Et je pars du travail et je m’en souviens toute ma vie parce que chaque seconde, véritablement chaque seconde à partir du moment où j’arrive au travail jusqu’au moment où je m’assois dans le fauteuil du thérapeute puisque c’était un jeudi… Et je peux enfin lâcher tout ce que j’ai ressenti au moment du cauchemar et dire ce que j’ai vu et ce que j’ai ressenti. Et là, c’est le moment le plus dingue, c’est le commencement de ma vie. Franchement, j’ai 42 ans, je commence ma vie. Le lendemain, il y a une femme dont je suis épris, et j’officie derrière un comptoir, et elle se déplace physiquement dans la pièce et je ressens… enfin mon corps veut la rejoindre littéralement. Et j’explique ça au thérapeute la semaine d’après et lui, maintenant je peux le comprendre, a le sourire aux lèvres et m’explique que c’est l’attraction physique que j’ai ressenti pour la première fois de ma vie à 42 ans. Et donc voilà. Et c’est là où je me dois, à ce moment-là, d’en parler et d’alerter ma petite sœur, chérie, parce que c’est trop grave. Trop grave. Trop grave.

SOPHIE : J’oublierai jamais non plus. C’était un soir en rentrant du travail et mon frère me dit qu’il a fait ce cauchemar. Et là, j’ai l’impression que le sol se dérobe sous mes pieds et que le ciel me tombe sur la tête. Pour moi, c’est inimaginable ce que mon frère me dit. Je suis dans un déni absolu puisque je suis sous l’emprise de notre père depuis toujours. Et moi, je confronte notre père et comme il est au courant, puisque mon frère les a appelés, mais ça, je ne le sais pas. Il joue la carte de l’empathie, il me connaît si bien, disant « mais c’est terrible. Il faut qu’on arrive à comprendre. Il faut qu’on se réunisse, que ton frère descende, qu’on en parle pour comprendre qui peut être dans la famille a fait ça. » Et moi, je repars de là en me disant : mais mon papa est compréhensif à l’égard de mon grand frère. Mon papa essaie de trouver une solution, d’être lié dans cette tourmente. Et voilà….

Donc, mon frère, à ce moment-là, on se voit. Et tu étais dans un tel état de souffrance, parce qu’en fait, tu étais en état de stress post-traumatique aigu à ce moment-là. C’était vraiment l’état de stress traumatique aigu que moi, je perd pied. En fait, je me dis « mais ça me fait peur ». En fait, j’ai perdu mes repères. J’ai dit « mais qui en fait, qui je crois ? » et mon père continue d’envahir et de dépasser les limites qui posent problème dans ses familles, c’est-à-dire qu’il se croit chez moi chez lui, il prend la place de mon ex-mari, et c’est là tout l’enjeu de l’inceste. Et puis, en vient le moment des études supérieures pour mes filles. Il ne trouve rien de mieux que d’arriver avec un article de presse sur les étudiants qui travaillent. Et là, il tâche de me faire passer le message que mon aîné, en faisant ses études de médecine, pourrait en même temps travailler. Et là, là, ça a vraiment été physiologique, c’est-à-dire j’ai eu quelque chose en moi, dans mes tripes, qui est remonté. Je suis sortie, j’ai eu ma levée d’amnésie à ce moment-là parce qu’en fait, j’avais le sentiment qu’il était en train de vouloir faire revivre à ma fille ce qu’il avait fait avec moi… J’aspirais à des études, je voulais être juge pour enfants. Je pense qu’il n’y a pas de hasard, il m’a bien savonné la planche, il a fait en sorte que je travaille en même temps que mes études, et là il essayait de faire la même chose avec ma fille. Moi je suis passée par la tentative de suicide, j’ai vécu deux viols, j’ai vécu deux avortements, et j’avais traversé tout ça par la force d’une forme de survie qui faisait que je n’avais jamais été capable de m’aider moi-même en fait. Mais que là, en fait, le fait qu’il touche à la chair de ma chair, il pouvait pas faire pire. Et que donc, c’est ça qui a réveillé mon amnésie. D’abord, je fous mon père dehors de chez moi. Et là, je comprends que c’est vraiment… un être noir, en fait, que j’ai besoin d’aller comprendre des choses. Instantanément, je reprends contact avec mon frère chéri, avec qui j’étais séparée depuis sept ans. Et moi, tout se réactive et surtout, j’ai des flashs et je commence à avoir des réminiscences.. Il est clair qu’en termes de « réassociation »  physiologique, je ne peux plus physiquement être en présence de mon père. Ça m’amène du dégoût, de l’envie de vomir, de l’écoeurement. Mais en fait, je suis dans un état de stress aigu et je suis à deux doigts de dire à mon ex-mari, « tu m’emmènes dans un hôpital psy ». Je comprends les gens qui décompensent. Et je commence à avoir des flashs, mais je me dis mais non, en fait, ce qui est en train de se passer, c’est que ça se réactive pour toi, parce que peut-être que tu as été témoin des violences sexuelles qu’a vécu ton grand frère. Et je suis toujours dans le déni de me dire qu’il m’a fait quelque chose à moi aussi. J’accède à un moment, c’est-à-dire que je ne vois pas mon frère dans la pièce, donc je pense en fait, mon esprit, et pas mon inconscient, mon esprit pense que je vais voir mon frère… et en fait, à un moment, et ça c’est mon inconscient qui me le fait remonter, dans le travail d’accompagnement, je vois mon père. À ce moment-là, la séance s’arrête, parce qu’en fait je suis figée et sidérée. Et la suivante, là, je vois clairement pourquoi j’avais cette fixation du papier peint. Et je vois les violences sexuelles que m’a fait vivre mon père. Et tout explose en fait pour ma survie, c’est-à-dire je divorce, je vis un éloignement géographique de notre père. Et c’est surtout, mais ça c’est compliqué encore pour moi aujourd’hui, c’est que je découvre qu’au-delà de nous, je gardais parfois chez moi, dans mon foyer, la fille d’une amie qui m’est chère. Un jour, en prenant un café avec elle, elle s’effondre en pleurs, elle me dit « J’ai quelque chose à dire par rapport à ton histoire, un week-end où je gardais sa fille sous mon toit, elle avait confié en repartant de chez moi, dans la voiture, à sa grand-mère, elle avait 4-5 ans, « Mamie, j’ai dormi avec le grand-père de Clara, de ma fille la plus jeune. » Et là, Là, j’ai une colère, mais pire que noire, qui m’envahit. Parce que là, je me dis, il est allé jusque là, c’est-à-dire au-delà de moi. Et, j’ai peur pour mes filles. Qu’est-ce qu’il a fait ? Mes filles sont en amnésie. Est-ce qu’il ne l’a pas fait sur mes filles ? Et je me dis, il a osé aller chercher cet enfant sous mon toit pour la mettre dans son lit. Et aujourd’hui, je ne sais pas s’il n’est pas arrivé quelque chose à cet enfant. Rester avec ça et de se sentir impuissant avec ça est compliqué parfois. Et pour y trouver du sens, il s’agit d’aller aider d’autres ou en faire quelque chose en tout cas.

NORA AMADI : Voilà pour le témoignage d’Anthony et Sophie. Arnaud Gallais, des témoignages comme celui-là, vous en avez entendu beaucoup lors du Tour de France que vous avez fait avec la CIIVISE ? 

ARNAUD GALLAIS : 30 000 témoignages comme ceux-là. C’est-à-dire 30 000 avec effectivement une singularité à chaque fois, mais avec des mécanismes identiques, c’est-à-dire l’emprise, etc. Que ce soit d’ailleurs le père de famille, le frère, le cousin…

NORA AMADI : L’amnésie traumatique.

ARNAUD GALLAIS : L’amnésie traumatique, c’est dans 40% des cas, avec une amnésie traumatique qui peut être soit partielle, soit totale. Partielle, il faut bien comprendre que ce sont uniquement des flashs, c’est-à-dire des moments où on a l’impression d’avoir été, et d’ailleurs c’est ce que j’ai vécu moi, mais je peux en parler là très rapidement, c’est-à-dire qu’on a l’impression d’avoir été acteur. Et le cerveau, en fait, a mis complètement de côté la phase de dissociation, on sort de notre corps, d’une certaine manière. Et ce qui est terrible, c’est-à-dire que quand on se rend compte de ça, c’est pour ça que moi, à chaque fois, à chaque témoignage, néanmoins, je ne m’habitue pas à cette banalisation, encore une fois, et je me dis, mais quelle atrocité, je veux dire, de vivre cela.

NORA AMADI : Est-ce que le moment de la levée d’amnésie, comme le dit Sophie, comme le raconte Anthony, c’est quelque chose d’une violence profonde, c’est revivre ça ?

ARNAUD GALLAIS : C’Est revivre, et c’est surtout de se dire, au bout d’un moment, est-ce que c’est vraiment vrai, en fait ? Et le pire, c’est que, bien souvent, plutôt que d’avoir autour de soi des personnes qui vont dire, oui, je te crois, etc., je vais être à tes côtés, ben, on nous fait comprendre très souvent que, ben non, quand même, c’est pas possible. Encore une fois, je reprends moi-même, je fais le parallèle avec ma propre histoire, moi, mes cousins ont reconnu les faits, donc j’ai fait de l’amnésie de près de 15 ans, la famille a banalisé, en reprenant le discours de mes agresseurs. C’était un jeu. Violer un enfant est un jeu. Et en fin de compte, c’est cette réalité-là, tout le monde s’est accommodé de ça. Et c’est ça, en fait, systématiquement. Et là, on le voit bien, ce qui est en plus éclairant dans l’exemple qu’il y avait… Enfin, dans l’exemple, dans ces histoires de Sophie et d’Anthony, c’est que… Le père, c’est le père idéal, quoi. C’est-à-dire qu’il veut comprendre son fils, c’est-à-dire que c’est quelqu’un de très sympa, en fin de compte. Et finalement, elle, elle se rend compte de tout ça, mais se rendre compte de cette emprise et se rendre compte aussi qu’on a fait une amnésie traumatique. Quelle violence, en fait, pour les personnes. Et on a intérêt d’être aidé, accompagné dans ce cas-là. Ça, c’est essentiel.

NORA AMADI : Et justement, on a aussi des études qui démontrent à quel point ces troubles, 9 victimes sur 10 développent des troubles associés au psychotrauma ou des troubles de stress post-traumatique. Ça veut dire une surexposition à la dépression, aux pensées suicidaires, une victime sur 3… a fait une tentative de suicide, des conduites à risque. Vous le racontez, vous, dans votre livre. L’alcool, la drogue, toutes ces conduites qui vous… Voilà. Beaucoup qui sont… Beaucoup de celles et ceux qui sont venus témoigner devant la CIIVISE évoquent leur difficulté à construire une vie affective, familiale et sexuelle après un tel traumatisme. C’est ce que nous dit aussi Anthony. C’est ça qu’il faut accompagner et c’est aussi dans ces espaces-là qu’il faut apprendre à détecter.

ARNAUD GALLAIS : Exactement, c’est exactement ça que nous disent les victimes. Sur les 30 000 personnes, 92% des personnes ont bénéficié d’un soutien social négatif, c’est-à-dire qu’on leur a dit je te crois mais je ne te protège pas, pour différentes raisons, parce que tu vas faire exploser la famille, ou pour les filles, classiques, violentes, sexistes, parce que tu l’as peut-être cherché, etc. Bon, 40% d’entre elles, disent, déclarent avoir une addiction. Une personne sur deux dit avoir fait une tentative de suicide. Une personne sur deux dit avoir des troubles alimentaires, etc. Donc on est face à un problème de santé publique où en fait ce qu’on traite aujourd’hui c’est le symptôme et non la causalité. Et donc c’est en étant en capacité, comme le dit à juste titre Anthony, de se dire au bout d’un moment, ben voilà, moi j’avais plein de symptômes en fait, plein de petits trucs, etc. Mais si on avait des médecins, ne serait-ce que des médecins ou autres qui étaient formés et qui étaient en capacité de se dire au bout d’un moment, ben tiens, finalement : qu’est-ce qu’il y a derrière ces symptômes ? Et ben en France, on est spécialisés là-dessus. Je vais prendre mon histoire. J’ai fait de l’énurésie jusqu’à l’âge de 12 ans. On m’a soigné comment ? La méthode ? « Pipi stop ». Le médecin ne s’est pas dit, tiens, un gamin qui fait de l’énurésie jusqu’à l’âge de 12 ans, c’est quelque chose d’étonnant quand même, on peut creuser ce qu’il y a derrière. Ben non ! Au contraire, c’était de ma faute en fait, il fallait que j’apprenne à ne plus faire pipier au lit, d’une certaine manière. C’est ça le sujet. Et donc le sujet de fond, c’est de se dire il faut une volonté politique majeure, qui vise à finalement sortir du huis clos, parce que la plupart de ces violences se passent au sein de la famille, et donc l’État doit agir, puisqu’on est dans un État-providence, on est dans une République, et au bout d’un moment, c’est une obligation de résultats en la matière.

NORA AMADI : Alors justement, Emmanuel Macron, lors de ce discours en janvier 2021, annonçait aussi qu’il y aurait deux rendez-vous annuels de détection pour les enfants. Beaucoup de choses ont été annoncées, qu’en est-il ? Puisqu’il s’agit aussi des préconisations de la CIIVISE, 82 préconisations, Qu’est-ce que c’est devenu ?

ARNAUD GALLAIS : Qu’est-ce que c’est devenu ? On a vu un spot à la télé, ce qui est très bien, on peut le dire, même si moi je le dis de cette manière-là, le spot en tant que tel, moi il m’interroge, c’est-à-dire que quand on dit qu’il faut dire à la jeune fille de lever le secret, moi je pense qu’il faut… Parce que ce spot télé, je sais pas si vous vous rappelez, où vous avez une petite fille qui a peur de voir la personne rentrer, parce qu’on imagine qu’effectivement elle est victime…

NORA AMADI : Alors le mot inceste est quand même écrit et diffusé pour la première fois à la télévision à l’heure de grande écoute.

ARNAUD GALLAIS : Sauf que le mot inceste associe à une dimension du secret, là où on n’est pas en capacité de protéger les enfants. D’autres pays, comme par exemple la Belgique, le Canada et disent directement, vous devez protéger les enfants, vous avez l’obligation et vous n’avez pas le droit de violer un enfant, etc. C’est dit de manière explicite. Là, on fait reposer, d’une certaine manière, sur les victimes. Encore une fois, une forme de responsabilité, de culpabilité, c’est-à-dire qu’il faut lever le secret. Moi je ne suis pas sûr, je pense qu’au regard des chiffres, 9 fois sur 10, on ne soutient pas, on ne sait pas protéger un enfant. Donc ça signifie que le problème, il n’est pas tant en fait que les enfants ne parlent pas, les enfants parlent de différentes manières.

NORA AMADI : Mais on ne les entend pas.

ARNAUD GALLAIS : Mais on n’est pas en capacité et de les entendre et de les protéger. Et ça, c’est dramatique. Et le sujet, il est là. Et encore une fois, c’est symptomatique. Voilà. Donc pour revenir sur l’ensemble des recommandations, on a un spot. On a entendu dire à la secrétaire d’Etat qu’il y avait une quarantaine de mesures qui allaient être reprises. On ne sait pas comment. A priori, on attend de voir, d’une certaine manière. Nous, en tout cas, ce qu’on appelle, en tant qu’anciens membres de la CIIVISE, puisqu’on est pour beaucoup à avoir démissionné, que les 82 préconisations soient reprises pour qu’il y ait un réel changement de cap. Et aujourd’hui, on ne voit pas forcément les choses venir, et tout du moins, c’est ce qui nous a amenés à démissionner. C’est-à-dire que quand on a la vice-présidente de la CIIVISE, Caroline Rey- Salmon, qui était une personne…

NORA AMADI : Alors pour être claire, donc il y a eu le juge Durand qui a été co-président de la CIIVISE, qui a été écarté de la continuité en fait de cette mission. Et du coup deux co-présidents ont été nommés, des co-présidents que vous ne légitimez pas en tant qu’ancien membre de la CIIVISE puisque vous avez démissionné collectivement, vous étiez 11 à démissionner en décembre dernier. Pourquoi cette démission ? Après tout vous avez demandé une continuation de la CIIVISE, c’est le cas. Qu’est-ce qui vous pose problème avec ces deux nominations ?

ARNAUD GALLAIS : La première chose qui nous a posé problème et ce qui nous a poussé à démissionner, ce sont des mensonges de la secrétaire d’État, moi je le dis ici sur cette antenne sans problème. Pourquoi ? Parce que quand la secrétaire d’État dit que des membres de la civisme ne souhaitaient plus travailler avec Édouard Durand, c’est faux. Au contraire, début novembre, on lui a envoyé un mail collectif, donc la majorité a souhaité lui envoyer un mail, en demandant le maintien de la CIIVISE, avec Edouard Durand, on n’a jamais eu de réponse. Et donc d’entendre dire ça, on s’est dit mais c’est pas possible, en fait, pour les 30 000 personnes qui nous ont fait confiance, on peut pas laisser dire ça. Et puis, donc, il y a un mécanisme de silenciation qui est terrible et qu’on a vécu au niveau de la CIIVISE en tant que membre, et ce qui fait pour moi doublement écho, en plus en tant que victime, je me suis dit mais c’est incroyable, on est déjà un peu armé par rapport à ça. On a eu aussi de l’intimidation, c’est ce qu’on a dénoncé. Intimidation, pourquoi ? Parce que quand on fait « le coût du déni », dont vous avez parlé tout à l’heure … 

NORA AMADI : 9,7 milliards d’euros… 

ARNAUD GALLAIS : 9,7 milliards d’euros. Juste derrière, que fait l’État ? Que fait le gouvernement ? Que fait Charlotte Caubel ? diligenter une mission d’appui. Une mission d’appui soi-disant pour nous aider et donc on a eu comme un interrogatoire sur la manière dont la CIIVISE fonctionnait alors même qu’on était indépendant. Donc on se dit : voilà, oui mais vous allez voir, vous allez avoir le rapport, ça va vous aider à…

NORA AMADI : Ce que vous êtes en train de dire c’est qu’il y a une forme de reprise en main

ARNAUD GALLAIS : Je pense même, pour aller plus loin, que l’indépendance gêne, pour dire les choses clairement. C’est-à-dire qu’Édouard Durand, qui n’était pas un révolutionnaire pour dire les choses de cette manière-là, mais qui disait les choses de manière assez claire… Je pense que ça ne passait pas trop de le dire alors même que c’était la commande du président de la République, de manière très claire. C’est ce qu’on a vécu, et c’est ce qu’on a souhaité dire par cette démission. Et c’est ce qui nous inquiète. Et juste pour aller là-dessus, les deux personnes dont on parlait, qui sont nommées à la suite d’Edouard Durand, il faut savoir que l’une d’entre elles, donc Caroline Rey-Salmon, qui était une ancienne membre de la CIIVISE, a claqué la porte de la CIIVISE. Pourquoi ? Parce qu’elle était contre l’obligation de signalement des médecins…

NORA AMADI : Alors là aussi, les médecins aujourd’hui sont tenus par le secret professionnel. D’ailleurs, plusieurs ont été inquiétés par la justice.

ARNAUD GALLAIS : Oui, bien sûr.

NORA AMADI : Parce qu’ils ont fait des signalements…

ARNAUD GALLAIS : Alors l’ordre des médecins, bien souvent, c’est l’ordre des médecins, et justement nous c’est ce qu’on est venu d’énoncer, c’est-à-dire qu’on s’est dit qu’il faut qu’il y ait l’obligation de signalement et la protection des lanceurs d’alerte. Et là, effectivement, on peut quand même s’interroger quand c’est une personne qui claque la porte en 2022, qui est nommée en tant que vice-présidente. Et puis le président même de la CIIVISE, Sébastien Boueilh, de manière très claire, explicite, a dit à plusieurs reprises qu’il était contre l’imprescriptibilité, de manière complètement abjecte, et je le dis sur cette antenne, il compare même la question de la prescription à des dates de péremption sur des pots à yaourts, en disant qu’au bout d’un moment, c’est aux victimes de se mobiliser si elles souhaitent être reconnues victimes par la justice.

NORA AMADI : Et l’imprescriptibilité fait partie aussi de vos préconisations ?

ARNAUD GALLAIS : Exactement.

NORA AMADI : Dernière question, Arnaud Gallais. Aujourd’hui vous faites un tour de France, vous revenez de Mayotte, vous revenez de la Réunion, vous avez fait plusieurs régions pour justement aller recueillir aussi cette parole. Quel est l’objectif ? Est-ce que vous pensez véritablement que dans le sillage de ce qu’a fait la CIIVISE, il y a une prise de conscience réelle de la nécessité d’agir pour protéger les enfants ?

ARNAUD GALLAIS : L’objectif en fait c’est de se dire qu’on a découvert avec la CIIVISE que 60% des professionnels avaient cru mais n’avaient pas protégé les enfants. Ce qui semble important, c’est que je pense que cette réalité-là, c’est pas de dire que les professionnels font mal leur travail, mais c’est de comprendre en fait pourquoi. Et donc, c’est de se dire que d’aller dans 45 villes telles que je le propose aujourd’hui, dont 5 dans les Domtom, c’est de rendre compte de cette réalité, d’aller à la rencontre des professionnels, des victimes, de mettre tout le monde autour de la table, et de se dire qu’effectivement, on peut espérer que les choses changent, évoluent, et demander au bout d’un moment, de manière considérable, une prise de parole politique, et donc voilà, quelque chose qui nous permet de faire bouger les lignes.

NORA AMADI : Merci beaucoup Arnaud Gallet, on se retrouve la semaine prochaine. On se posera la question de comment réparer cette voix. Je rappelle votre livre, « J’étais un enfant », c’est publié chez Flammarion en octobre 2023.